Un homme inachevé
Ceci n'est pas la caisse de résonnance de la théorie dite de "l'homme inachevé". Je ne parle pas de neurobiologie. Ce n'est pas non plus le témoignage d'une crise mystique mais l'expression d'un ressenti. Un homme inachevé ? Son antonyme est un homme complet, achevé ou fini. Parler de l'homme, autrement dit : parler de soi, revient à parler de l'autre, du monde et de leurs relations.
Avec Descartes, nous pouvons affirmer que nous n'avons pas besoin de l'autre pour exister. Cogito ergo sum ! Je pense donc je suis ! La pensée relève de l'intime et ne saurait s'aliéner. Encore que la sociologie pourrait nous contredire sur la base du mimétisme social, culturel, etc... Le libre-arbitre est, en effet relatif, pour Spinoza. Et si nos choix, manifestant ce libre-arbitre, ressentent le poids de la contrainte extérieure (nature, famille, communauté...), notre pensée ne saurait être épargnée par ce fardeau, elle qui détermine nos choix. Nous savons aussi que l'homme n'est pas une île complète en lui-même. Nous sommes des êtres sociaux et grégaires. Sans doute est-ce le reflet de la loi de la sélection naturelle de Darwin. Nous survivons en groupe, non pas isolément. Je pense donc je suis, seul, mais, au regard de ma nature, je ne saurais exister indépendemment du regard de l'autre. Ce regard, selon l'adage populaire, est le miroir de l'âme sans que l'on puisse déterminer s'il s'agit de celle de l'observateur ou de celui qui est observé.
Pris isolément nous sommes incomplets. Il n'est pas bon d'être seul. La formule vient de la Genèse. Adam, le premier homme, se voit associer un autre être, Eve. Peut-être ce texte d'essence religieuse n'a-t-il eu, à son origine, d'autre vocation que d'expliquer pourquoi le monde qui se présentait aux hommes de l'Antiquité était tel qu'il se manifestait à eux. Cette hypothèse en vaut bien une autre, après tout. Poser l'évidence est en soi le B-A BA de l'expérimentation scientifique. Mais on peut extrapoler bien d'autres choses. Notamment, comme le firent les premiers exégètes, affirmer qu'il y a une distinction de nature entre Adam et la seconde étape : Adam-Eve. Ici Adam serait un être complet, un homme achevé. Le couple Adam-Eve, donnant le jour à la distinction des sexes (anticipant la théorie du genre), marquerait quant à lui l'homme inachevé.
De là découle l'idée de cette moitié qui nous fait défaut. Moitié d'orange pour ceux qui sont d'humeur printanière. Cette moitié est la part de féminité dans l'homme, ainsi que la part de masculinité dans la femme. C'est une loi biologique mais aussi une loi magnétique, indépendamment de la part de subjectivité des coeurs, que l'union des contraires. Il s'ensuit une recherche pour réunir ces deux moitiés, non pour les additionner, mais pour retourner à une unité originelle, celle de l'homme complet ou achevé. Cette moitié est loin de l'image des contes de fée ou des mélos sirupeux. Elle est indépendante de son état-civil, de son matricule de sécurité sociale ou de son code RFID. Elle est "l'autre" dans son essence. L'autre essentiel, donc, parce que c'est elle.
Elle est ce regard qui nous est un miroir, celui de notre âme. Elle est la moitié qui révèle l'existence de l'être éthéré comme de l'être matériel, incarné. Elle est cette moitié sans laquelle nous ne sommes qu'imbécile, étymologiquement "bancal". Sans laquelle nous ne sommes qu'un homme inachevé.
C'est pourquoi nous avons besoin de l'autre pour exister, en-dehors de notre être intime qui nous est propre, personnel, à l'image de notre pensée flattant l'ego. A défaut, il nous manque une assise pour affirmer que nous sommes un être complet, achevé et épanoui. A défaut, nos marottes valent transfert, compensation et nous privent de leur intérêt véritable. Parfois, ces marottes se vident de leur attrait pour ceux qui recherchent le vrai et le juste, faute, car cela ne peut être qu'une faute, d'être armé pour accueillir cette moitié inconnue de nous-même, faute de l'entendre, faute de la voir, faute de la toucher. Faute d'être achevé.